ποίησις : grec ancien signifiant poiesis.
Cette année (et l’année dernière) c’est la Mort qui a écrit sa poésie. Elle n’est pas arrivée avec sa charrette grinçante comme l’Ankou, elle n’a pas fait entendre la sarabande de sa Danse Macabre, non elle s’est laissée glisser dans nos têtes, silencieusement, sans se faire remarquer. Et n’est-ce pas là un coup de maitre que d’agir alors que l’hôte ne s’en rend pas compte.
J’ai vu petit à petit autour de moi depuis un an l’absence de poésie faire son œuvre. Je parle bien de poésie quotidienne et non pas de poésie littéraire, que je placerais presque après la première. Si je suis très attachée à la poésie écrite on peut dire que je le suis obsessionnellement de celle de chaque jour, d’ailleurs dans presque toutes mes publications Instagram le hashtag « poésiedubanal » est utilisé.
Dans le monde des sens il y a ceux qui sont éveillés à quelque chose et ceux qui ne le sont pas, je trouve pour ma part que ce n’est pas tout à fait juste. S’il n’y avait que la sensibilité intrinsèque à chaque personne on ne poserait pas la question, on dirait que c’est simplement comme ça il y a ceux qui voient des choses où d’autres n’en voient pas ; pourtant tout le monde sans exception voit/ressent à un moment donné ou un autre, j’en ai eu bien assez la preuve dans ma vie auprès de personnes qui n’auraient pour rien au monde ouvert un recueil de poésie mais qui ce sont exclamés qu’ils trouvaient soudainement quelque chose de « poétique ». Mais au fond la poésie c’est quoi ? On s’accorde à dire généralement que c’est avant tout un langage voire un système, le Larousse nous dit que c’est l’art de l’évocation, Wikipedia que c’est un genre littéraire très ancien. Sarraute dira que « le propre de la poésie s’attache à rendre une sensation« , Trenet que « c’est des rêves de bonne qualité c’est l’art de rêver et de faire rêver aussi » ou bien Cocteau que « c’est le mariage du conscient et de l’inconscient et de ces noces terribles et bizarres naissent des monstres« . Bref, on en sait rien, ou plutôt il y a autant de forme de poésie qu’il y a de poètes. Finalement, n’est-ce pas d’en faire l’expérience qui est le plus important ? On peut sûrement s’accorder sur le fait que la poésie « fait quelque chose », que ce soit une production écrite, musicale, réelle ou virtuelle, si le sujet s’exclame comme c’est poétique ! c’est tout simplement qu’il aura été touché et peut-être qu’en rester là suffit.
Pourtant s’il suffisait de simplement regarder, cet effacement progressif ne serait pas arrivé. La poésie est reliée à notre état d’esprit et il suffit que l’on passe une journée atroce pour que le coucher de soleil au dessus du pont que l’on avait l’habitude de contempler en rentrant à pieds de son boulot n’existe plus ou pire soit tout d’un coup un objet de mépris. Moi la première, parfois, je me suis questionnée, » c’est pas un peu naïf finalement tes histoires de reflets ? il y a franchement plus urgent / t’as pas quelque chose d’autre à faire de plus productif ? arrête avec tes trucs de poésie de toute manière ça n’intéresse personne, oui bon ce sont des nuages pas de quoi en faire un plat tout le monde s’en fout bosse tes cours plutôt » j’ai une liste longue comme le bras de réflexions personnelles similaires, et s’il y a bien une chose qui me débecte dans « cette odieuse société » c’est cet écrasement de la beauté, cette négation du besoin de poésie individuel, ce lavage de cerveau dont on ne veut pas, auquel on résiste de toute ses forces mais qu’on finit quand même par entendre dans sa tête « il y a mieux à faire que de s’extasier sur l’éphémère ». Et je crois que cette cassure entre ce que je suis et ce que je suis sensée être m’a fait entrer dans cette petite bataille de la beauté. Souvent j’ai l’impression que c’est fichu d’avance, que ça n’a pas d’importance pour les autres, un passage aussi bref qu’un « elle est jolie cette fleur » vite oublié dès que l’on passe le pas de sa porte. Mais quand même, il y a ce truc, qui me fait tiquer à chaque fois, surtout lorsque je me plonge à nouveau dans les arts asiatiques : ça compte. Si ça compte autant pour eux, ça peut compter aussi pour nous. Ces reflets de soleil tremblant sur le mur ou les rideaux de mon appartement lorsque le vent s’invite je ne suis pas la seule à les voir je le sais, oui il y a d’autres personnes que ça émeut et qui se demandent aussi probablement pourquoi, oui il y a d’autres personnes qui s’arrêtent devant des nuages aux formes particulières, pour un pissenlit qui pousse vaille que vaille entre deux pavés, pour la beauté étrange d’une personne qui pleure dans la rue, pour un monde inversé dans les flaques d’eau. Récemment sur Twitter j’en ai eu encore une fois la preuve avec le hashtag #saccageparis (que je vous recommande de suivre surtout si vous habitez la ville) qui bien que posant des réalités très complexes révèle surtout que les gens en ont marre de sortir de chez eux et de voir une déchetterie à ciel ouvert, qui plus est dans une des plus belles villes du monde, parait-il.
Voilà la force de la beauté : elle nous rappelle que nous pouvons habiter le monde.
Quand la beauté nous sauve. / C. Pépin
Ca compte, ça compte bordel, ça compte plus que de déclarer tout les 3 mois sa thune à la caf, je trépigne pas d’impatience de descendre ouvrir ma boite aux lettres par contre j’étais sur mon balcon tout les jours à regarder le parc en bas de mon immeuble et la colline en face pour savoir si les végétaux commençaient à se parer de teintes vertes, si les fleurs et les bourgeons sortaient petit à petit. Ca compte, parce que c’est vivant. Parce que ça nous relie directement à nous-même, nous qui sommes organiques, solaires et lunaires. Nous qui avons 5 sens pour appréhender tout du monde qui nous entoure, êtres sensoriels, faits pour explorer, expérimenter, goûter, toucher, imaginer, s’émerveiller… Alors je dois dire que se rendre compte les mois défilants que je commence à perdre cet émerveillement c’est probablement encore plus douloureux que tout ce qu’il se passe. Et je crois que, de manière un peu enfantine, j’en veux à tout et tout le monde, j’en veux aux autres de s’être faits avoir aussi, j’en veux à ceux qui s’en foutent royalement, j’en veux à cette « société de merde », je m’en veux aussi d’être tombée dans le piège de l’apathie, de l’angoisse du lendemain qui ne sera pas plus glorieux que ceux des 14 derniers mois, de mes yeux qui se ferment ou qui ne savent plus vraiment regarder parce que plus l’énergie et puis à quoi bon de toute façon…
Notre quotidien n’a pas vraiment la réputation d’être poétique. La capacité de s’émerveiller c’est que pendant les fêtes, pendant les feux d’artifice, c’est quasiment montré qu’à travers le regard des enfants, et nous dans tout ça ? T’es adulte, faut baisser la tête, taffer et rebelotte, pas le temps de niaiser. Ou alors il faut que ce soit loin du quotidien, dans un ailleurs bien exotique, pendant des vacances – courtes – que t’aura réussi à dégager, c’est pas chez toi c’est donc forcément plus beau, ce n’est pas le quotidien que tu subis c’est donc digne d’intérêt.
Pourtant nous l’inventons tous les jours, il a cette capacité d’enchantement permanent, de pouvoir être reconsidéré plusieurs fois, d’être modulable, il est pour à tout le monde et en même temps propre à chacun. On nous le présente comme quelque chose qui nous écrase, dont on aimerait s’échapper constamment. Diabolisé à outrance, mais aussi déresponsabilisé. Ce truc là, le quotidien, ce machin informe qui emmerde tout le monde, mais que personne n’a curieusement envie de prendre à bras le corps et retravailler pour qu’il corresponde à ce dont on a envie et non l’inverse. On se réveille un matin et on se dit merde, je n’ai plus goût à rien, je veux garder mes yeux fermés, je ne veux plus écouter personne, je veux simplement bouffer des chips et qu’on m’oublie.
C’est cette vie à laquelle Nietzsche, justement, donne la parole dans Ainsi parlait Zarathoustra : « Vois-tu, dit la Vie, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même. » La vie est alors cette énergie s’auto-alimentant, ce fleuve se nourrissant de son propre mouvement, ce flux changeant sans cesse de forme et d’intensité. Nous avons besoin de nos émotions esthétiques pour que la vie en nous puisse continuer à se métamorphoser, changeant de forme en effet, s’intensifiant à cet instant précis où la beauté nous touche. Sans cette beauté, cette vie risquerait de rester en attente au fond de nous, suspendue à des occasions de jaillir ou de se métamorphoser qui peut-être ne viendront jamais, nous laissant inachevés ou incomplets, malheureux ou coupables.Quand la beauté nous sauve / C. Pépin
Alors, avec la pandémie qui nous a gentiment fait redescendre sur Terre en nous rappelant que ce qui était acquis de sûr ne l’était en fait pas du tout, les interdictions de sorties mais surtout de projections, de soi, avec les autres, je crois qu’en plus de tout un tas de choses qui venaient grignoter ma vie l’effacement lent mais tenace de cet émerveillement du quotidien m’est bien resté en travers de la gorge. Parce que ça aussi je pensais que ce serait toujours ancré en moi, sans hésitation, sans doute, que ce n’était certainement pas ça qui allait foutre le camp. Ce fut une fois de plus l’occasion de confronter ces certitudes avec la réalité quand celle-ci prend un tournant quasi futuriste et que le quotidien se transforme en quelque chose qui est là deux fois plus imposé. C’est grâce à la pandémie que j’ai compris de façon un peu plus rude certes mais ô combien efficace que la beauté n’est pas acquise dans les yeux de celui qui la regarde si on est mentalement pas prêt à l’accueillir, qu’il y a bien plus de paramètres en jeu qu’une simple question d’esthétique et de la définition qu’on lui donne, que c’est toute une question d’équilibre entre soi et le dehors. Et c’est cette réalisation qui m’a fait prendre conscience, encore plus que d’habitude, que la poésie du quotidien est salutaire, exigeante et in-dis-pen-sable ; que mon état d’esprit y était intrinsèquement lié. Pour moi, la poésie du quotidien est une partie de l’équation de santé mentale que l’on oublie très souvent. Hors nous baignons littéralement dedans tout les jours de notre vie, comment peut-on s’en détacher, le détacher si rapidement du problème ? Il n’est pas question d’aller faire un footing pour se vider la tête, il est question au contraire de remplir, en nous / autour de nous, un espace avec de la beauté pour que notre condition nous semble un peu plus douce, un peu plus supportable. Il est question d’y faire face courageusement et de retrouver la capacité d’émerveillement « banale » en regardant à nouveau autour de nous, en relevant la tête, en apprenant à faire attention à nouveaux aux détails, à questionner son environnement, à questionner son esthétique personnelle. C’est mon militantisme à moi. Il y a un autre facteur que l’on met rarement en relation avec la poésie quotidienne, c’est l’acte de créer. On en parle comme si c’était avant tout une observation passive, ce n’est pas faux, mais c’est très réducteur. Inventer de la poésie, de la beauté, peu importe par quel médium, c’est permettre de redécouvrir d’abord pour soi des méthodes que l’on avait oublié ou pas osé utiliser, et c’est surtout l’occasion de les transmettre et les offrir au monde. Voilà pourquoi la poésie du banal est si riche et tout aussi digne. Elle est accessible, immédiate et ne demande rien d’autre que de sortir de nous-même pendant un petit moment pour produire quelque chose de gratuit et qui grâce aux réseaux peut toucher bien plus de personnes. Ce n’est pas un concours c’est au contraire une forme spontanée, libre.
Fréquentez la beauté le plus possible, multipliez les expériences esthétiques, les occasions d’éprouver la morsure délicieuse de ce pur élan vers les autres, vers tous les autres, vers l’universel : l’émotion esthétique, c’est l’arme de résistance massive au relativisme.
Quand la beauté nous sauve / C. Pépin
Pour compléter :
– Le pouvoir des pommiers en fleurs
– Quand la beauté nous sauve
– La création poétique doit-elle s’inspirer du quotidien
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